‘Les intellectuels de Bruxelles’ Frank Adam


Confidences à l’oreille d’un âne.  Fable belge

Traduit du néerlandais par Michel PERQUY

Illustration Klaas VERPLANCKE

Standaard der letteren 10.11.2011

(équivalent du Monde des Livres en France)

___________________________________

Voilà déjà quatre livres qu’avec son unique oreille, l’âne de l’auteur Frank Adam et de l’illustrateur Klaas Verplancke nous entraîne à sa suite dans ses pérégrinations dans le désert et à travers le monde ou encore dans ses escapades dans le domaine de l’amour et de l’érotisme.

Aujourd’hui, c’est à la politique belge qu’il prête son oreille attentive. De Standaard der letteren publie la première des Fables belges qui constitueront bientôt le Livre cinquième des Confidences à l’oreille d’un âne.

___________

Les informations contradictoires concernant le décès éventuel du roi ainsi que la fin imminente de ce qui subsistait alors de la Belgique amenèrent les intellectuels de Bruxelles à entrer sur-le-champ en action.

Un peu après minuit de la journée historique où leurs langues s’étaient mises à parler en manifestes et leurs lèvres à se taire en des silences indignés, porteurs de fureur et de sédition, ils devaient se retrouver dans un endroit tenu secret quelque part au cœur de la capitale belge afin de tenter d’analyser tant la situation présente que l’avenir de leur pays à l’aide d’une planchette Ouija.

– La planchette Ouija est un plateau sur lequel sont représentés des chiffres, des lettres et de petits mots qu’il vous est loisible de sélectionner à l’aide d’une soi-disant ‘goutte’ montée sur roulettes, expliqua un designer tout en présentant un exemplaire luisant sur la table devant l’âne, un peu comme un garçon de restaurant lui aurait servi une gaufre de Bruxelles avant de passer derrière lui pour lui nouer une serviette autour du cou. En réalité, c’était pour lui bander les yeux.

– Par le biais des messages que vous obtiendrez de la part des entités spirituelles pendant votre prochaine transe, vous nous mettrez en contact avec l’esprit du roi décédé ou, en passant par l’esprit d’un de ses aïeux dynastiques, vous serez en mesure de nous informer sur l’état dans lequel il pourrait se trouver en tant que monarque encore en vie.

– Ne vaudrait-il pas mieux, se demanda l’âne qui n’y voyait entre-temps plus goutte, de désigner pour une tâche aussi importante un citoyen quelconque parmi la population belge ?

– Dans une pièce avoisinante, dit un philosophe pour enfants, un groupe de poètes produit précisément de gros efforts pour tenter de garder le citoyen belge à distance en diffusant dans les médias sociaux des messages langagiers qui, tout comme leur poésie, détournent d’abord l’attention du lecteur du sens tout en les invitant au rêve par la forme.

Comme il apparut par la suite, l’âne entendit à ce moment un des poètes qui, ayant accédé au lieu, lui susurra au-dessus de son oreille d’un air amusé qu’il circulait parmi quelques citoyens une rumeur sur un Conseil national secret d’Intellectuels.

– Le citoyen n’aurait-il donc pas le droit, se demanda l’âne cette fois-ci à haute voix, de s’intéresser sincèrement lui aussi au sort du souverain disparu et de son pays en plein désarroi ?

– Nous vous avons élu en tant que médium neutre et non belge, dit une avocate d’un air ouvertement exaspéré, pour retrouver la trace de Sa Majesté notre Souverain au moyen de la planchette Ouija et non pour l’en critiquer.

Un autre poète entra dans les lieux et annonça – un peu moins en passant et moins gaîment que le précédent – qu’un groupe de citoyens venaient de découvrir l’endroit précis où se tenait leur assemblée.

– Par la présente, dit l’âne d’un ton plus revendicateur qu’il ne l’avait voulu, je requiers l’assistance d’un citoyen belge au cours de l’accomplissement de ma tâche.

– Écoutez, dit l’avocate, nous avons toujours respecté les caprices du citoyen. Il a tenu à organiser des événements culturels, des fêtes de quartier et autres rencontres paroissiales avec döner kebab, burqas et haschich. Notre sécurité sociale si durement conquise au prix de sang, de sueur et de larmes, il a voulu la distribuer comme la zakât aux musulmans. Il a voulu la démocratie, les médias sociaux, l’homosexualité et la criminalité pour tous. Il a poussé jusqu’au ciel des cris de jubilation pour célébrer la mort de Bin Laden, il a accueilli avec une extase infantile le Printemps arabe. Mais maintenant que le malaise économique, la crise bancaire et la faillite morale transpercent ses os comme un hiver belge et que l’angoisse le glace, nous avons décidé de mettre toutes ses propositions précipitées et ses initiatives inconsidérées en position attente.

– Mais quelle est dès lors, voulut savoir l’âne, votre propre réponse à toutes les crises susmentionnées dans ce pays ? Et vous en votre qualité d’intellectuels belges, n’embrassez-vous donc pas la démocratie citoyenne ?

– Nous avons, bien sûr, prévu toute une panoplie de solutions pour tous les problèmes, dit un compositeur, mais il appartient au souverain de choisir la bonne. Tout comme d’aucuns prétendent que des chefs religieux savaient depuis la nuit des temps que Dieu n’existe pas alors que depuis le début de son histoire, ils ont fait croire le contraire à l’humanité, il y en a parmi le peuple belge qui avancent que la personne du souverain n’existe pas et qu’elle a été inventée de toutes pièces par nos soins. Par la présente, nous confirmons donc non seulement que le roi existe bel et bien – certains ont même pu le rencontrer en personne – mais aussi que nous avons foi en lui. Et s’il est gravement malade, c’est précisément à cause de tous les soucis et les audiences dont l’accable quotidiennement le citoyen belge.

Et en ce qui concerne la démocratie, voici ce que nous confessons également comme notre croyance : tout comme dans toute autre démocratie, ce qui prévaut dans la démocratie citoyenne n’est pas l’impératif de la raison mais bien le droit du plus intéressant. Et le plus intéressant, c’est le faux intellectuel. Le faux intellectuel ne proclame pas la vérité, mais la vérité que les citoyens souhaitent entendre. La vérité que les citoyens souhaitent entendre ne rend pas seulement le faux intellectuel intéressant, mais aussi les citoyens mêmes. Le faux intellectuel se voit révéré comme magicien bien qu’il n’occupe qu’un emploi de prestidigitateur. Il escamote en effet les problèmes réels dans une fumée de rhétorique. Comme la grosse gueule d’un cop de supporters dans le stade du populisme ou dans l’arène du faux intellectualisme, il cloue le bec au véritable intellectuel. Le faux intellectuel considère l’intellect comme le But à atteindre. Outre faux intellectuel, le faux intellectuel est en plus un faux modeste, faux altruiste, faux activiste, faux chaleureux, faux indigné, faux furieux, faux absent, faux confraternel, faux savant, faux angoissé et faux lâche. Tandis que ses paroles s’inclinent humblement devant le citoyen, ses pensées le considèrent de haut de la même façon qu’un dieu orgueilleux regarde de haut ses créatures ou un colon ses esclaves.

Le véritable intellectuel sait qu’il ne peut jamais parler, qu’il ne peut se montrer nulle part, qu’il sera partout et toujours exilé. Le véritable intellectuel considère l’intellect comme la Voie à suivre. Outre véritable intellectuel, le véritable intellectuel est en plus un véritable préoccupé, véritable furieux, véritable enragé, véritable blessé, véritable ignorant, véritable angoissé et véritable couard. Le véritable intellectuel a le courage de s’exiler lui-même, il a le culot d’être lâche. Et avant tout, le véritable intellectuel oublie véritablement le monde comme il s’oublie lui-même.

Peu de temps après, le véritable monde se rappela à eux lorsque des coups décidés résonnèrent sur la porte, que les lieux furent encerclés par une foule de citoyens indignés et qu’avant même qu’il ait pu s’en rendre compte, vu sa qualité de médium non belge, l’âne se vit envoyé en ambassade pour négocier dehors devant les portes de fer.

Le citoyen qui se vit à son tour envoyé en ambassade par la foule – ou par lui-même, il y eut un peu de flottement à ce sujet – dégageait une impression indéfinie, tant soit peu ennuyeuse. Mais cette impression d’ennui sembla contagieuse. Son argumentation était imprégnée d’ennui, ses conclusions brillantes d’ennui et sa modestie si envahissante d’ennui que les quelques citoyens s’étant laissé emporter à lancer des livres se mirent à les ramasser eux-mêmes, que les intellectuels ayant vociféré des invectives s’excusèrent, que toutes les personnes concernées se dispersèrent en petits groupes, tandis qu’entre les parties naquit même par-ci par-là un monologue balbutiant prenant des airs de dialogue.

Ce n’est qu’après que le citoyen délégué eut disparu dans la foule de manière tout aussi indéfinie et ennuyeuse qu’il en était sorti, que l’âne se fut à grand-peine rappelé devant son œil intérieur ce visage indéfini et qu’il eut soudain reconnu dans ces yeux ennuyeux le regard insondable si caractéristique aux souverains, qu’il comprit pleinement qui avait été en réalité ce citoyen délégué…

Le réseau social littéraire français Babelio s’entretient avec Frank Adam à l’occasion de l’édition française de ses contes philosophiques « Confidences à l’oreille d’un âne » (Editions Ousia/distr. Librairie Philosophique J.Vrin), de sa conférence « L’Absurde en littérature » et de sa performance avec le violoncelliste Lode Vercampt à la Sorbonne, le 21 novembre 2011 à Paris (www.babelio.com). La revue littéraire De Brakke Hond publie les fables en version originale néerlandaise ainsi que la traduction française de Michel Perquy (www.debrakkehond.be).

www.standaard.be, www.vrijdag.be, www.frankadam.be, www.klaas.be, www.perquy.net