L’âne philosophe

Conseil de lecture: Frank Adam Confidences à l’oreille d’un âne.  Livre Premier, Le Désert. Editions Ousia (Bruxelles)/distr. Librairie philosophique J.Vrin (Paris)

Marsilio L. Abate in: Librairie Philosophique Sophie’s Lovers

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Que ce soit à travers les fables de Jean de La Fontaine, les Métamorphoses d’Apulée (plus connue sous le titre de L’Âne d’or) ou les tribulations du Cadichon de la comtesse de Ségur (Mémoires d’un âne), l’equus asinus a toujours joui d’une grande popularité dans la culture littéraire. Plus discrète, sa présence dans les textes philosophiques n’en est pas moins significative.

Les ânes de Buridan et de Bruno

Au Moyen Âge, le docteur scolastique Jean Buridan (Joannes Buridanus, 1292-1363) se rend célèbre par une expérience de pensée qui met en scène un âne face à un cruel dilemme : placé en même temps devant sa ration d’avoine et un seau dʼeau, il ne sait par lequel commencer et finit par mourir de faim et de soif. Un exemple de dilemme absurde que la postérité appellera « âne de Buridan », injonction paradoxale ou double contrainte (double bind). Lʼaccomplissement de lʼune des contraintes implique en effet de négliger lʼautre.

À la Renaissance, les figures de lʼâne se multiplie, de Machiavel à Agrippa, de Teofilo Folengo à La Mothe Le Vayer, de Sebastian Brant à Rabelais.

Elle prend un relief tout particulier chez Giordano Bruno qui, dans ses traités LʼExpulsion de la bête triomphante et Cabale du cheval pegaséen développe une théorie originale de lʼ« asinité » : négative dans ce quʼelle exprime dʼoisiveté et dʼarrogance mais positive également dans ses valeurs de persévérance, dʼhumilité et de tolerance (1).

Histoires d’oreille

Chez Nietzsche, le symbole de lʼâne resurgit mais, cette fois, dans une conception complètement négative et satirique.

Tout comme le chameau de Ainsi parlait Zarathoustra, lʼâne nietzschéen représente le stade de l’esprit qui porte et supporte les valeurs du nihilisme.

Losquʼil dit « non », cʼest sous lʼemprise du ressentiment et son « oui » (ja, ja, I-aaa) nʼest pas un oui à la vie mais lʼassomption du réel « tel quʼil est », sans autre forme dʼimagination (2).

Comme le note Gille Deleuze « lʼÂne est la caricature et la trahison du Oui dionysiaque : il affirme mais nʼaffirme que les produits du nihilisme.

Aussi ses longues oreilles sʼopposent-t-elles aux petites oreilles, rondes et labyrinthiques, de Dionysos et dʼAriane » (3).

L’âne d’Adam

Tout récemment, lʼécrivain flamand Frank Adam a imaginé un nouvel avatar de lʼâne nous livrant dans ses Confidences à lʼoreille dʼun âne un personnage savoureux à mi-chemin entre le philosophe et le psychothérapeute…

Car, après sʼêtre échappé de l’étable de Bethléem, lʼâne sʼest installé aux portes du désert. Là, il reçoit la visite dʼétranges personnages : un enfant trouvé, un entrepreneur des pompes funèbres, le bœuf – un vieil ami –, etc., jusqu’à Dieu en personne !

Ces rencontres sont autant d’occasion de montrer les vicissitudes de lʼâme humaine. À la manière dʼun Socrate un peu décalé mais ô combien sympathique, lʼâne prête lʼoreille à ses confidents et leur pose les questions qui vont alors leur permettre dʼaller jusquʼau bout de leurs obsessions (et peut-être aussi des nôtres).

Écrits dans un style truculent, servis par une excellente traduction de Michel Perquy, ces contes philosophiques nous entraînent dans un univers absurde, drôle et dérangeant, qui nʼen finit pas de nous interroger.

NOTES

(1) Sur ce sujet, voir le beau livre de Nuccio Ordine, Le Mystère de l’âne, Les Belles Lettres.

(2) Voir « De l’esprit de lourdeur, II » dans Ainsi parlait Zarathoustra. Pour permettre au lecteur de mieux retrouver les occurences de l’âne dans le texte de Nietzsche, nous lui en proposons ici une version pdf gratuite.

(3) Gilles Deleuze, Nietzsche, Presses universitaires de France, p. 44.